Fukuoka


Henry Liberman à Wiesbaden juin 2017

Il y peu de temps, la chaine de télévision franco-allemande Arte a diffusé une série de trois émissions sur la Mafia corse basée à Marseille, depuis ses débuts au lendemain de la première guerre mondiale jusqu’aux affaires de la « France-Afrique ». Le récit de la manière dont se sont constitués les liens entre les milieux politiques marseillais qui avaient besoin de « gros bras » pour assurer leur service d’ordre, et les proxénètes, trafiquants et autres malfrats à la recherche de protection, passe-droit et ce qu’on appelle aujourd’hui « emplois fictifs », est non seulement des plus révélateurs sur les coulisses des républiques successives, mais peut aider à comprendre comment est né et s’est développé au Japon le réseau connu sous le nom de Genyōsha, puis Kokuryukai.
Comme nous l’avons déjà mentionné, c’est à Fukuoka que Tōyoma Mitsuru est né, s’est formé et a posé les bases de la Genyōsha. Fukuoka occupait et, dans une certaine mesure, occupe toujours une place particulière dans la géographie politique du Japon, tout comme Marseille en France.
Tout comme en France, où la vie politique, si elle a quasiment toujours eu une expression nationale fortement centralisée, n’en a pas moins connu des traditions, des couleurs et des saveurs locales, particulières, qui marquent aujourd’hui encore le paysage politique, au Japon aussi la politique a des accents provinciaux marqués. Et toute proportion gardée, on pourrait dire que la ville de Fukuoka, au nord-ouest de l’île de Kyūshū, a un fort accent marseillais…
De même que Marseille, c’est une ville portuaire, point d’entrée de marchandises exotiques et lieu de trafics divers. Tout comme Marseille, elle peut se targuer d’une existence maritime remontant à des dizaines de siècles : les chroniques chinoises rapportent des contacts avec les communautés Wa (japonaises) de la région dès le premier siècle de notre ère. Sa proximité avec la péninsule coréenne et la Chine continentale mettait le nord de Kyūshū dans une position privilégiée pour jouer le rōle d’intermédiaire entre le Japon et le reste de l’Asie : les chroniques japonaises notent que des liens existaient entre la région et le Yamato à l’époque des premiers empereurs (plus ou moins mythiques).
Vers le 6e siècle, quand les brumes du mythe laissent la place à une histoire plus tangible, les développements au Japon et dans les royaumes de Corée s’influençaient mutuellement, d’où l’importance accrue du nord Kyūshū. Pour y asseoir son influence, l’État japonais y mit en place une administration, le Daïzaïfu (Bureau du gouverneur de Kyūshū), à quelques kilomètres de ce qui allait devenir Fukuoka. Sa mission principale était de superviser la défense des régions du Japon occidental et, tâche délicate s’il en fut, de recevoir diplomatiquement les émissaires chinois et coréens. À cette fin, un centre de réception, le Korokan, fut construit : à la fois hôtel offrant tout le confort et tous les agréments que de hauts personnages pouvaient désirer  et vitrine du Japon vers l’extérieur. C’est à partir de ce bâtiment et de ses dépendances que s’est formé Hakata/Fukuoka.
Un commerce régulier s’établit, et s’installa une communauté de marchands chinois qui, non satisfaits des profits des échanges légaux réglementés, se livraient à un intense trafic de contrebande. On peut sans trop d’anachronisme voir déjà ici le « génome » du Fukuoka moderne et contemporain : une symbiose d’activités légales et illégales, un monde de commerçants, trafiquants, joueurs, proxénètes …
Au 15e siècle, après une régularisation des relations avec la Chine en 1404, Hakata devint le centre du commerce maritime entre les deux pays et connut le début de son âge d’or. Une grande partie des épices, teintures, et autres produits exotiques en provenance d’Asie du sud-est transitaient par Hakata. Vers la Corée, le Japon exportait cuivre, plomb et soufre et en importait étoffes, objets d’art et produits de luxe. L’appétit japonais pour les cotonnades coréennes était tel que la Corée connut une pénurie de coton. 
Plus tard, au 16e siècle, les marchands de Hokota ont participé à la fondation de Nagasaki comme base d’échanges commerciaux avec toute l’Asie du sud-est. Luis Frois, jésuite portugais en mission au Japon, pouvait ainsi décrire Hakata comme une ville libre, prospère, la petite Venise de l’Orient.
Quand Tokugawa Ieyasu consolida son emprise sur le Japon après la bataille de Sekigahara en 1600 et redistribua les domaines au profit de ses alliés dans sa lutte pour le pouvoir, il attribua la province du Chikuzen à Kuroda Nagamasa. Celui-ci donna le nom de la ville d’où provenait sa famille, Fukuoka dans la province de Okayama, à la région et Hakata devint un quartier de la nouvelle agglomération. Chikuzen était, avec celle de Saga, une des deux provinces chargées de la défense de Nagasaki, et avait par là des contacts constants avec les marchands hollandais.  On peut supposer que tout comme sa rivale Kagoshima qui utilisait la suzeraineté du clan Shimazu, seigneurs de Satsuma, sur les îles Ryūkū pour commercer avec la Chine, Fukuoka se servait de ses liens avec les Sō, seigneurs de l’île de Tsushima pour commercer avec la Corée.
 
Lors de la crise financière des années 1830-40 qui toucha de nombreux domaines, contrairement aux autres daimyo qui poussaient leurs vassaux à la frugalité, les Kuroda, qui voulaient développer le centre de Fukuoka, encouragèrent leurs samouraïs à dépenser leur argent en fréquentant théâtres, tripots et autres lieux de mauvaise vie, et en achetant des billets de la loterie qu’ils avaient organisée. On dirait qu’il y a quelque chose de spécial dans l’air de Fukuoka … peut-être cela est-il dû à ce que Fukuoka, aujourd’hui une agglomération de 1,5 million d’habitants, une cinquantaine de milliers à l’époque qui nous intéresse, a souvent été au cours de l’histoire dans une situation de ville frontière, frontière au sens du Far West américain du 19e siècle. 
E. Herbert Norman, auteur d’une des rares monographies occidentales sur la Genyōsha (The Genyōsha: A Study in the Origins of Japanese Imperialism) pouvait écrire en 1944 :


« Aujourd’hui [Fukuoka] est le centre d’une énorme industrie d’armement, le terminal des lignes aériennes reliant le Japon au continent et le port d’embarquement des troupes en route vers la Chine. C’est une ville où ces dernières années peu d’étrangers avaient le droit de descendre du train. Mais Fukuoka est plus que le centre de la machine de guerre japonaise ; c’est le foyer spirituel de l’espèce la plus enragée de nationalisme et d’impérialisme japonais. À cause de son histoire et de sa situation géographique, Fukuoka a été le point de départ de tous les efforts japonais visant à mettre pied sur le continent, à commencer par l’invasion semi-légendaire de la Corée par l’impératrice Jingo. La région de Fukuoka a été la principale cible des invasions mongoles de 1274 et 1281 et a été la base pour l’armada de Hideyoshi lors de son expédition  coréenne en 1592 ; finalement c’était la base des opérations navales pendant la guerre russo-japonaise. À notre époque [Fukuoka] a produit plus d’hommes qui se sont engagés dans une politique extérieure agressive que tout autre ville. La liste des dirigeants d’associations expansionnistes et chauvines issus de Fukuoka est imposante ; elle inclut Tōyama Mitsuru, Uchida Ryohei, Hiraoka Kotaro, Akashi Motojiro, Hirota Koki, Nakano Seigo et une foule de patriotes de choc de moindre importance. »

Pour revenir à notre époque, aujourd’hui encore la préfecture de Fukuoka a le plus grand nombre d’organisations de yakuza dans tout le Japon. Entre 2004 et 2009, ainsi qu’en 2011, c’est là aussi qu’il y a eu le plus grand nombre d’incidents impliquant des armes à feu, et de 2006 à 2013 on a assisté à une guerre des gangs qui a fait de nombreuses victimes : les yakuza ne reculaient pas devant l’utilisation de grenades à main pour liquider leurs rivaux.  Et depuis 2003 Fukuoka a le plus haut taux de criminalité juvénile de tout le Japon. Plus ça change …
Voilà pour le cadre. Venons en aux acteurs.



Les sōchi
Tout d’abord, pour comprendre les motivations de ces acteurs et leurs relations mutuelles il faut les replacer dans deux genres de relations sociales : le patronage (clientélisme) et la protection (le racket). Le patronage, institution que les Romains connaissaient bien, crée un réseau d’allégeance, une cour de clients « débiteurs » autour d’un patron, donateur aussi bien de moyens de subsistance (on mange à ses frais) que de faveurs diverses : emploi, passe-droit, intervention auprès des autorités, etc. La série diffusée par Arte montre une scène ou Simon Sabiani, véritable patron de Marseille dans les années 20 et 30 (le maire en titre n’était qu’un prête-nom) tient sa cour dans un bar, et distribue prébendes et  promesses de services. Ce rapport quasi féodal entre patron et clients se retrouve au Japon sous la


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