Afin de bien comprendre la genèse, le développement et le modus operandi de la Gen’yōsha et de ses divers avatars, il nous apparait utile d’effectuer à ce point de notre récit d’abord un saut en avant de quelques années, puis un saut en arrière, un retour aux sources de la Gen’yōsha, pour ainsi dire.
Nous voulons parler du rōle qu’a joué l’idée de fonder une organisation (nous employons cette expression faute de mieux, s’agissant ici de quelque chose de moins formellement structuré que ce qui est d’habitude associé à ce mot. (Réseau ou « famille » au sens mafieux du terme, conviendrait peut-être mieux) sur la base d’un établissement d’éducation privé, dans la tradition du Shosakon Juku de Yoshida Shōin (1830-1859) des shigakko de Takamori Saigō à Satsuma, du Seiseiko de Sassa Tomofusa (1854-1906) à Kumamoto, du Kainan Shijuku à Tosa, et d’autres encore, en particulier, et la filiation est ici directe, le Kōshijuku d’Osamu Takaba à Fukuoka. Ces shijuku avaient ceci de commun qu’elles alliaient enseignement classique, entrainement intense aux arts martiaux et inculcation d’un nationalisme exacerbé. À ces activités venait parfois s’ajouter la pratique de l’agriculture. Ainsi le berceau du Gen’yōsha fut le Kōyōsha, créé en 1878, autour d’une école, la Kōyō Gijuku et d’un dojo, le Meidokan.
Commençons par notre saut dans le futur du passé.
Un beau jour de novembre 1917, alors que les Européens s’entretuaient dans les tranchées et les champs de bataille, pendant que les Russes faisaient leur révolution, Mitsuru Tōyama, le chef de la Gen’yōsha et père spirituel, sinon dirigeant effectif, des organisations qui en prirent la succession comme la Kokuryûkai (sur laquelle nous reviendrons dans un prochain article) et l’Aïkokusha (Société des patriotes, active dans les années 30) se faisait photographier en bonne compagnie. Le chef de bande devenu vénérable sage (il était alors âgé de 62 ans) pose à côté d’Utarō Noda, d’Eiichi Shibusawa et de Sohō Tokutomi au deuxième rang, à droite, Tokujirō Shibata, qui était l’inspirateur de cette rencontre.
L’occasion en était l’inauguration d’une université privée, le Kokushikan Gijuku. Cet établissement existe encore aujourd’hui, et est renommé pour ses équipes de judo, de kendo et de karaté. Ce ne sont pas seulement leurs exploits sportifs qui font parler de l’Université Kokushikan. À au moins deux reprises le traitement « traditionnel » des kohai par les sempai (en France on parlerait de bizutage poussé) a entrainé la mort d’étudiants. Un membre du club de Kendo a été battu à mort pour avoir osé vouloir quitter le club.
Bien que située à Tokyo, l’université dégage depuis sa fondation un fort parfum « Fukuoka-esque ». Sur la page web de Yoshiaki Harada, député de Fukuoka depuis 1990, on peut lire cet éloge du Kokushikan et de son fondateur :
L’Université Kokushikan va fêter son centième anniversaire en 2017 (…) J’ai une relation étroite avec cet établissement, et donc une forte affinité avec lui. Le Kokushikan est un peu rude, et a eu dans le passé une image d’école quelque peu brutale, mais il est bien établi avec d’excellentes facultés dans lesquelles il est difficile d’entrer. Des diplômés du Kokushikan font régulièrement partis de mon équipe (…) avec leurs amis, ils sont venus m’apporter leur soutien lors des élections. Les uns et les autres sont des hommes des arts martiaux et cela me convient.
En fait, le fondateur de l’Université Kokushikan, Tokujiro Shibata, est né et a grandi dans ma circonscription (…) Au Kokushikan, on éduque le corps entier, c’est-à-dire l’éducation est intellectuelle, morale et physique. Cela provient de la philosophie pédagogique du Professeur Shibata, et en particulier, pour ce qui est de l’éducation physique, les arts martiaux occupaient une place éminente. C’est l’esprit du Kokushikan, élever à la fois l’esprit et le corps [des étudiants] par les arts martiaux et ainsi [les mettre à même de] contribuer à la nation. (…)
Le site Web du Kokushikan (version en anglais) nous informe (notre traduction) :
Kokushikan Information Génerale 2013
Fondateurs et soutiens du Kokushikan
Le Kokushikan a été fondé pendant les années de prospérité [boom years] de la Première Guerre mondiale. Cependant c’était aussi une période de morosité et d’agitation sociale. En moins de dix jours, les émeutes du riz qu’avaient déclenchées un groupe de ménagères dans un petit village de pêcheurs de la préfecture de Tōyama s’étendirent à tout le Japon. C’est dans ces conditions qu’un groupe de jeunes gens se réunirent pour former la « Seinen Daï Mindan » (Grande Organisation de la Jeunesse). Parmi les membres fondateurs il y avait Tokujiro Shibata, Shusuke Abe, Daisuke Hanada, Teiichi Kita et Tsukasa Uetsuka. Le but de l’organisation était de contribuer à la prospérité du pays et à la stabilité de la vie du peuple par le « débat » et l’ « éducation » [guillemets dans l’original].
En ce qui concerne le débat, l’association commença à publier le magazine Taimin qui mettait en avant les buts de l’association, ce jusqu’en 1945. Dans le domaine de l’éducation, le Kokushikan, une académie privée, fut fondé en novembre 1917. Au début il était situé à Tokyo, dans le quartier d’Azabu, puis, à partir de 1919 à Setagaya où il connut un nouveau départ comme institution éducative complète avec un collège et un lycée. Aujourd’hui l’Université Kokushikan trouve ses racines dans ces initiatives anciennes. Alors qu’il a grandi et s’est développé en un temps de nombreuses vicissitudes, le Kokushikan a bénéficié du soutien de beaucoup d’hommes capables. Tout d’abord il faut mentionner la contribution des fondateurs du Kokushikan qui assumèrent la responsabilité de gérer l’institution. Viennent ensuite les « quatre piliers » du Kokushikan, c’est-à-dire Mitsuru Tōyama, Soho Tokutomi, Utaro Noda et Eiichi Shibusawa. Les noms de Seigō Nakano et de Taketora Ogata sont aussi liés de façon indélébile à l’histoire du Kokushikan.
Les quatre piliers
Qui étaient donc ces « quatre piliers » ? Les hommes accompagnant Tōyama, dont on peut penser qu’il fut sinon l’instigateur, ou tout du moins le principal soutien de l’entreprise, n’étaient pas du menu fretin. Qu’on en juge :
Utaro Noda (1853-1927) : natif de la province de Fukuoka (voir dans le numéro précédent d’AJ l’article sur cette ville) il fut employé dans des entreprises (mines de charbon, banque) appartenant au zaibatsu Mitsui. Élu député en 1898, il fut réélu neuf fois. Il est l’un des fondateurs des Chemins de fer de la Mandchourie du Sud, un des principaux instruments de l’impérialisme japonais en Chine, (nous aurons à en reparler, quand nous évoquerons Shûmei Ōkawa, personnage clé de l’extrême droite nationaliste et grand ami de Morihei Ueshiba) Noda fut aussi plusieurs fois ministre dans les années 1918-1922.
Utaro Noda avait au moins un sens de l’humour certain. Le 1er mars 1914, le Japan Times rapportait :
Vingt-cinq membres de la Chambre des députés ainsi que deux délégués du gouvernement et deux journalistes, chacun pesant plus de 165 livres (75 kilos), ont dîné lundi soir au Fukuiro dans le quartier de Ryogoku Yanokura. Les convives ayant le plus de poids étaient M. Toichi Saiga (du Chuseikai), 260 livres et M. Utaro Noda (du Seiyukai).
Le dîner fut précédé d’un discours humoristique de M. Noda : « Nous avons un vieux dicton japonais disant ’trop gros pour être sage’ mais en fait c’est le contraire. Nous devons montrer au monde entier le succès des gros. La Constitution du Japon a été écrite sur le modèle des gouvernements étrangers. Elle a sa source dans des pays où les gens sont plus gros qu’au Japon. Alors même que les gros sont en règle générale méprisés par les conducteurs de pousse-pousse et les filles, ce n’est pas juste. Nous ne devons pas nous décourager. J’espère qu’un jour tout le monde au Japon sera aussi gros que nous. Alors, le Japon sera invincible. »
Eiichi Shibusawa (1840-1831) : surnommé « le père du capitalisme japonais » et « le samouraï en flanelle grise ». Fils de paysan aisé, il est tenté par l’activisme des shishi, élabore le projet de mettre à feu et à sang les établissements occidentaux de Yokohama, mais y renonce pour se mettre au service de la famille Hitotsubashi, de la lignée des shogun Tokugawa. Il fait partie de la délégation japonaise à l’Exposition universelle de Paris en 1867, et est appelé au ministère des finances du nouveau gouvernement, où il est vice-ministre chargé des réformes. Il quitte la fonction publique en 1873 pour prendre la présidence de la première banque moderne du Japon, la Daï-ichi Kokuritsu Ginkō (Première banque nationale) créée avec le capital du zaibatsu Mitsui. Selon certaines sources, si Shibusawa quitta ses fonctions dans le gouvernement en 1873 pour se lancer dans les affaires c’est parce qu’il croyait que la vieille classe marchande n’avait pas les capacités morales pour participer à la modernisation du pays. Avec sa banque, et ses relations dans les cercles dirigeants, il créa les premières corporations industrielles et participa à la fondation de plus de 500 entreprises. Son but, dans ses propres termes, était « de bâtir l’entreprise moderne avec l’abaque et les Analectes de Confucius. »
La présence aux côtés de Tōyama et du fondateur du Kokushikan d’un banquier et homme d’affaire champion de la libre entreprise se comprend, car Eiichi Shibusawa et la banque Dai Ichi avaient activement soutenu l’expansion économique et militaire du Japon sur le continent asiatique et avaient joué un rôle central dans les avancées du capital financier japonais en Chine et en Corée. La Dai Ichi a été la première banque japonaise à ouvrir une succursale à Busan, en 1878. Elle devint la banque centrale de fait de Corée colonisée par le Japon. Pendant la première guerre sino-japonaise de 1894-1895, Shibusawa avait fondé la Hōkokukai, « Société pour informer la nation » avec Fukuzawa Yukichi (un des « Pères fondateurs » du Japon moderne), Mitsui Hachirōzaemon et Iwasaki Hisaya (patron de Mitsubishi) pour organiser la vente d’obligations et solliciter des dons pour le financement de l’effort de guerre.
Dans un article publié en janvier 1905 dans la revue Jitsugyō no Nihon (Le monde des affaires du Japon) Shibusawa écrit que dans les guerres contre la Chine et la Russie, les soldats et les marins japonais s’étaient distingués par leur fidélité aux idéaux du Bushido. Et étendant cette notion au monde des affaires, il continue :
Maintenant que l’Empire livre bataille aux pays les plus puissants du monde, la victoire ne dépend pas seulement de la puissance militaire. Il y a aussi une guerre dans les affaires et nous devons lutter pour conquérir le marché mondial. De même que nos soldats se fondent sur la loyauté pour renverser un ennemi puissant, les jeunes combattants du monde des affaires doivent bâtir un esprit commercial sur le fondement d’une éthique des affaires basée sur la sincérité.
et encore :
Le peuple japonais aura toujours le Bushido né du Yamato damashii [esprit authentiquement japonais] qui doit s’élever dans le monde. Que ce soit dans le commerce ou dans l’industrie, si nous nous en emplissons le cœur, le Japon combattra pour se faire une place dans le monde comme il combattu dans les guerres.
Un autre sujet qui rapprochait Mitsuru Tōyama et Shibusawa était leur commune hostilité à toute forme d’organisation ouvrière indépendante et d’intervention de l’État dans l’organisation du marché du travail et dans les conditions de travail. En 1908 il justifiait son opposition à une loi limitant la durée du travail en disant que les ouvriers avaient besoin de travailler de longues heures pour gagner plus d’argent (l’idée « travailler plus pour gagner plus » ne date pas d’hier…) et il doutait que les entreprises puissent se permettre de participer au financement de la couverture sociale et médicale de leurs employés. Plutôt que des lois, Shibusawa voulait que chaque entreprise se considère comme une grande famille, régie par la « voie des sages ». La lutte contre la pauvreté était subordonnée au bien du pays, lui-même dépendant de la richesse de quelques uns.
Sohō Tokutomi (1863-1957) : Un des plus prestigieux publicistes et éditeurs de journaux avant la Seconde Guerre mondiale. Libéral, progressiste même, jusqu’à la guerre sino-japonaise de 1894, il devient alors un des principaux chantres de l’impérialisme japonais :
Nous ne sommes plus honteux de faire face au monde en tant que Japonais… Avant [la guerre victorieuse] nous ne savions pas qui nous étions, et n’étions pas connus par le monde. Mais maintenant que nous avons mis notre force à l’épreuve, nous savons qui nous sommes et sommes connus par le monde. Qui plus est, nous savons que nous sommes connus.
Mentionnons en passant un aspect sur lequel nous aurons à revenir, en particulier quand nous traiterons d’Ōkawa Shūmei, l’ami de Ōsensei : les rapports des ultranationalistes japonais avec l’Islam. En 1909, Abdurresid Ibrahim, dit Abdul Rachid, militant nationaliste tatar, fait un second séjour au Japon (ses premiers contacts datent de 1902). Basam Tayara, dans son article « Les premiers Japonais convertis à l’Islam. » (in Japon pluriel no.7) écrit :
« Ce personnage haut en couleur avait rencontré dans sa double quête (à savoir : chercher l’appui du Japon pour l’indépendance des peuples tatars et prêcher l’islam) plusieurs grandes personnalités de l’époque. Le premier personnage public qu’il cite dans son livre de voyage est Tokutomi Sohō (1863-1957) , le directeur de la revue Kokumin no tomo, « L’Ami du peuple», et du journal Kokumin shimbun, « Le Journal du peuple ». À cette époque, Sohō était déjà très proche des milieux impérialistes. La rencontre s’effectue d’ailleurs dans les locaux de son journal. Tokutomi fit un discours qu’il publia par la suite. Il aborda la question de l’Occident et de l’Orient et de l’aide « aux frères tatars nos semblables ». Sohō mit à la disposition d’Abdul Rachid un rédacteur, Nakano Tsunetarō (1866-1928), parlant le russe, pour lui faciliter la vie et jouer le rôle d’interprète. Nakano n’était pas uniquement un activiste qui « voulait, dès que possible, fonder une mosquée et une école », il était aussi membre de la Société du Dragon noir, Kokuryūkaï. »
La Kokuryūkaï, qui nous occupera bientôt, était la principale réincarnation de la Gen’yō-sha.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Sohō Tokutomi était complètement aligné sur l’idéologie de l’Axe, écrivant, par exemple dans son Hissho kokumin dokuhon (Livre de lecture pour un peuple déterminé à vaincre) : « Les Juifs sont la malédiction de l’humanité … sous le couvert de la démocratie ils exercent leur hégémonie sur les États-Unis. La démocratie américaine est devenue un repaire juif. » (cité par Ben-Ami Shillony, Politics and Culture in Wartime Japan, p. 161). Rien d’étonnant donc à ce qu’il ait été emprisonné en 1945 comme criminel de guerre de classe A et soit resté en prison jusqu’en août 1947, ne devant qu’à son grand âge de ne pas être jugé et condamné.
Le fondateur
Du fondateur, Tokujiro Shibata (1890-1973), on sait qu’il est né à Nakagawa, une petite ville située à une quinzaine de minutes en train de Fukuoka (on ne s’éloigne jamais beaucoup de cette ville). À l’âge de 16 ans il monte à Tokyo et étudie à l’Université Waseda où il rencontre ses futurs compagnons : Seigō Nakano, Taketora Ogata, avec lesquels il pratique intensivement le judo (selon une biographie, pendant toutes ses études il devait se lever à 2 heures du matin, travailler jusqu’à 4 heures puis marcher jusqu’au dojo distant d’une dizaine de kilomètres. À la fin de ses études il était 3e dan.) Ses amis de Fukuoka lui font rencontrer Mitsuru Tōyama, une rencontre qui sera pour lui déterminante.
L’origine du Kokushikan remonte à la soirée du 3 avril 1913. Outre toute une bande de « jeunes » dont Shibata, Nakano, Ogata participaient à cette rencontre Mitsuru Tōyama, le général Miura (1847-1826) qui avait été impliqué dans l’assassinat de l’impératrice Myeongseong de Corée en 1895 (selon Wikipédia « Au petit matin du 9 octobre 1895, l’impératrice est violée, assassinée puis brûlée sous les ordres de Miura Gorō, un lieutenant général de l’armée impériale japonaise » ), ainsi que Hiromichi Nakayama (1872-1958), un des géants du budo, fondateur du Muso Shinden Ryu et grand ami personnel de Morihei Ueshiba : c’est lui qui organisa le mariage de son élève, Kiyoshi Nakakura, avec la fille d’Ueshiba. Lors de cette soirée, dont on rapporte qu’elle fut bien arrosée, il fut décidé d’établir une association de jeunesse patriotique, la Seinen Daï Mindan. Au moins un des fondateurs, Tsukasa Uetsuka, appartenait au Kokuryūkaï.
Pendant les vacances d’été de cette année il se rend en Chine,