Nous avons vu dans l’article précédent l’indulgence avec laquelle avaient été traités les officiers qui, en 1931, avaient à deux reprises comploté en vue d’un coup d’État. Les auteurs de la série d’assassinats qui a marqué la vie politique japonaise au cours des quelques années suivantes ne s’en sont pas tiré à aussi bon compte, mais presque : En février 1932 c’est un ancien ministre des Finances et dirigeant du Rikken Minseito, le Parti démocratique constitutionnel, Inoue Junnosuke, en mars le directeur du zaibatsu Mitsui, Dan Takuma, qui tombent sous les balles des assassins. Ceux-ci, Onuma Shō (le tueur d’Inoue Junnosuke) et Hishinuma Gorō (celui de Dan Takuma) furent certes jugés et condamnés à la réclusion à perpétuité mais libérés quelques années après.
Ils appartenaient au Ketsumeidan (Ligue du sang), un groupe dirigé par Inoue Nissho (1886-1967), qui s’était « auto-ordonné » moine bouddhiste de l’école Nichiren. A partir de 1910 il exerce des activités de taïriku ronin (aventuriers continentaux, « corsaires » travaillant pour les service de renseignement japonais et trafiquant pour leur propre compte) en Mandchourie et en Chine. Revenu au Japon dans les années 20, il fonde un temple, le Risshō Gokokudō (Temple pour instaurer la justice et protéger la nation) à Ōarai dans la préfecture d’Ibaraki.
Sa conversion au Bouddhisme ne l’empêche pas de continuer à cultiver le mode de vie propres aux shishi. Dans ses mémoires, évoquant le temps où il travaillait pour l’armée japonaise en Chine, il se compare à un rōnin qui se livrait à des beuveries et fréquentait des prostituées : « J’étais comme un animal sauvage ». Il affirme que sa découverte des « vérités de l’univers » a changé tout cela, mais il semble bien que non. Le 30 décembre 1931, lors d’une soirée de fin d’année avec des membres du Ketsumeidan et de jeunes officiers de l’armée et de la marine, alors qu’ils discutaient leurs projets d’action directe, Inoue interrompit la discussion pour rejoindre une prostituée dans la pièce d’à côté. Plus tard, complètement ivre, il sortit dans la rue pour crier bien fort que se préparait un incident terroriste. Les officiers de l’armée présents en conclurent qu’Inoue n’était pas digne de confiance et c’est une des raisons de leur absence (au contraire des officiers de marine, sans doute plus habitués à ce genre de scènes…) lors des incidents de février-mars et mai 1932.
Un point intéressant : l’origine géographique et le centre du mouvement était la préfecture d’Ibaraki, plus précisément le village d’Ōarai sur la côte près de la ville de Mito. C’est des villages à l’entour que sont venus les premières recrues d’Inoue et c’est très explicitement qu’il se réclamait de la tradition nationaliste radicale des lettrés et des shishi de Mito. Les shishi qui assassinèrent le Tairō (fonction comparable à celle de dictateur dans la Rome républicaine ) Ii Naosuke en novembre 1860 (voir AJ n°24) étaient pour la plupart originaires du han de Mito, l’actuelle préfecture d’Ibaraki. Lors de leur procès pratiquement tous les membres du Ketsumeidan témoignèrent de l’importance de cet incident dans leur éducation. Cette même tradition inspirait d’autres centre d’activisme kokushin (rénovation nationale) à Ibaraki dont l’Aïkyokaï (société de l’amour de la communauté) de Tachibana Kōsaburō (1893-1974) avec laquelle Inoue était en contact étroit. En 1915 Tachibana avait fondé près du village de Tokiwa, une communauté rurale, un “village fraternel” (Kyodaï mura) en réaction aux « effets déshumanisants » de la société industrielle et de l’urbanisation et pour retrouver les racines agraires du Japon ancien. En 1929 il donne une tournure politique à l’Aïkyokaï, qui était au départ surtout une coopérative agricole. Iwata Ikkusai, qui était uchi deshi à cette époque, le nomme parmi les comploteurs qui se réunissaient sous le toit du Kobukan, le dojo de Ueshiba à Tokyo. (cf. Aiki News n°86)
C’est un même retour à la terre qu’a effectué Ueshiba, sur une propriété acquise petit à petit à partir des années 30 à Iwama, petite ville de cette même préfecture d’Ibaraki, où il enseignait au dojo de l’organisation martiale de la secte Omotokyo. Ibaraki correspond à peu près à l’ancien han de Mito (sur l’école de pensée de Mito, Mitogaku, voir AJ n°24). Tous ces endroits, Ōarai, Tokiwa, Tsuchiura, Iwama se trouvent dans un rayon de moins d’une trentaine de kilomètres…
Le Ketsumeidan était en contact avec d’autres groupes extrémistes d’Ibaraki, en particulier des jeunes officiers de la base aéronavale de Tsuchiura sur le lac Kasumigaura. L’un de ces officiers, le lieutenant Fuji Hitoshi avait suivi les conférences d’Ōkawa Shumei, un ami de Ueshiba Morihei, données dans son « académie », le Daïgakuryō. C’est ce groupe qui devint le pivot de l’incidents dit du 15 mai (1932) au cours duquel fut assassiné le premier ministre Inukai Tsuyoshi.
Inoue avait donné au Ketsumeidan pour slogan « ichinin issatsu » (un homme, un assassinat). Pour lui, rappelons-le, bouddhiste Nichiren, c’est la conscience individuelle (jiga) qui est l’arbitre ultime du bien et du mal et le processus révolutionnaire commence par s’émanciper soi-même des contraintes sociales et de l’emprise de l’État. Ce n’est pas si différent de ce que croyaient les tenants de l’école néo-confucianiste Yōmeigaku dont nous parlons plus bas.
Inoue avait dressé une liste noire de vingt personnalités du monde politique et des affaires, désigné les exécutants et distribués les armes, des pistolets Browning. Mais les circonstances et les atermoiements des apprentis assassins firent que les seules victimes furent Inoue Junnosuke et Dan Takuma. Les deux tueurs furent arrêtés sur le champ. Inoue trouva refuge chez notre vieille connaissance Toyama Mitsuru et séjourna chez lui du 9 février, le jour de l’assassinat de Inoue Junnosuke jusqu’au 11 mars, quand il se rendit compte que la majorité de ses petits soldats avaient été arrêtés ou s’étaient d’eux-mêmes rendus à la police. Quand il arriva au quartier général de la police métropolitaine il y fut traité avec le respect et les égards dus à un « patriote ».
Les Ketsumeidan organisa une nouvelle tentative de coup qui couta la vie à Inukai et à un policier : le 15 mai une quarantaine d’officiers et d’élèves de l’école navale sous la conduite de Tachibana attaquèrent la résidence du premier ministre. Inukai et un policier y laissèrent la vie. Les autres personnalités visées, parmi lesquelles Makino Nobuaki, le garde du sceau privé de l’Empereur, et le prince Saionji Kinmochi, dernier survivant des pères fondateurs de la restauration Meiji et dirigeant du parti pour gouvernement constitutionnel échappèrent de justesse au même sort. Une fois leur besogne accomplie les assassins se livrèrent à la police.
Les accusés firent de leur procès une tribune, une campagne de soutien se mit en place avec la pleine participation de l’Ōmotokyo (une pétition en leur faveur recueillit plusieurs dizaines de milliers de signatures). Le jugement, refusant au procureur les têtes qu’il avait réclamées, fut relativement clément et permit à tout ce beau monde de se retrouver libre quelques années plus tard et de poursuivre ses activités politique (assassinats en moins : l’âge apaise les passions) après-guerre. Ainsi, en 1959 Inoue Nisshō et Tachibana Kōzaburo sont parmi les «hauts conseillers » de la Zenkoku aikokusha dantai kaigi (Conférence nationale des groupes patriotiques), une organisation regroupant des « groupes patriotiques » qui en 59-60 ont mobilisé leurs adhérents pour attaquer physiquement les opposants au pacte de sécurité avec les États-Unis. Pour citer Herbert Bix, auteur d’une biographie politique de l’empereur Hiro Hito : « En ce temps-là, le système judiciaire japonais traitait les auteurs de mutinerie et d’assassinat avec indulgence s’ils proclamaient que leur intention avait été pure et patriotique. »
Maruyama Masao (Thought and Behaviour in Modern Japanese Politics p. 67) cite le général Araki Sadao ministre de la Guerre (et élève au dojo de Ueshiba) : « Nous ne pouvons retenir nos larmes quand nous considérons la mentalité exprimée par ces jeunes gens purs et naïfs. Ils n’ont pas agi pour la gloire ou le gain personnel, ni ne furent-ils des traitres. Ils ont agi avec la croyance sincère que c’était pour le plus grand bien du Japon impérial. C’est pourquoi je traiterai cette affaire en dehors des voies habituelles… » et le ministre de la Marine, l’Amiral Osumi : « Quand on considère ce qui a poussé ces jeunes gens au cœur pur à commettre cette erreur, on doit réfléchir sérieusement. »
Et Tōyama Mitsuru dans tout ça ? Âgé alors de 79 ans, il n’était pas pour autant entièrement retiré des affaires. Si on ne peut avec certitude affirmer qu’il était partie prenante du complot, il est certain que son secrétaire particulier, Homma Kenichiro et son fils, Hidezo, étaient impliqués : ils avaient procuré des fonds à Tachibana, et c’est eux qui avaient ouvert la villa de Tōyama à Inoue. Comme nous sommes au Japon, et dans un milieu ultra traditionnaliste, il est peu crédible que le vieux Toyama ait ignoré ou n’ai pas approuvé ce geste. Richard Storry dans The Double Patriots rapporte que Hidezo lui a dit que son père et lui voulaient voir Mori Kaku et non Inukai comme premier ministre. Mori était, tout comme Inukai d’ailleurs, un ami de Tōyama et il avait participé au financement du groupe d’Inoue. On a dit qu’il était au courant des intentions du Ketsumeidan et les approuvaient. Storry affirme : « La conclusion doit être que Tōyama Mitsuru a approuvé l’assassinat [d’Inukai], puisqu’il n’a rien fait pour éviter la tragédie. Il avait averti Inukai, lui enjoignant de ne pas accepter le poste de Premier ministre. Son avertissement avait été rejeté, donc son vieil ami allait devoir accepter son sort. Tōyama devait savoir dans tous les détails ce que cela voulait dire car il est inconcevable qu’avec sa longue ex … Lisez plus dans l’édition 66FR