L’Envers du décor

En allant à l’école …


Henry Liberman à Wiesbaden janvier 2018

À ce point de notre récit, peut-être est-il temps de répondre à une question, toute légitime, que pourraient poser nos lecteurs pratiquants : « Tout ceci est certes bien intéressant, mais en quoi cela se rapporte-t-il à notre pratique, que cela peut-il nous apporter, qu’avons-nous à en apprendre ? ».

Que la connaissance de l’arrière-plan historique et culturel d’un art puisse être utile non seulement aux créateurs, mais aussi aux simples amateurs, un exemple pourrait le faire comprendre : un visiteur ignorant tout de la mythologie grecque et romaine, de la Bible (ce que, dans la tradition catholique on appelait « l’histoire sainte »), de l’histoire  (de l’antiquité aux temps modernes), et de l’histoire de l’art, un tel visiteur d’un musée comme le Louvre, le Prado, la National Gallery, etc. pourrait peut-être apprécier la beauté intrinsèque des œuvres exposées, mais ne comprendrait rien de la signification que celles-ci avaient et des enjeux qu’elles représentaient  dans la société de l’époque qui les vit naître, ni leur place, leur importance dans l’histoire de l’art. Il en va de même pour notre art, l’aïkidō, car nous le considérons comme tel, et nous nous sommes déjà exprimé à ce sujet  dans l’éditorial de notre précédent numéro. Si selon l’ami Rabelais, « science sans conscience n’est que ruine de l’âme », on pourrait  en dire de même de « pratique sans savoir ».
Et il se trouve que nos principaux personnages, Tōyama Mitsoru et Uchida Ryōhei en particulier, ont, au début du 20e siècle, joué un rôle non négligeable dans le développement des budō au Japon (judō/jujitsu, kendō, jodō), sujet d’un de nos prochains épisodes. 
Mais il y a bien plus. En allant explorer « l’envers du décor », la face sinon cachée, du moins largement méconnue, du décor de la scène qui vit la naissance et le développement de l’aïkidō, c’est à un exercice (keiko) de discernement de l’ « omote » de l’ « ura » de l’histoire qui s’applique presque directement à la réception de l’enseignement sur le tatami. Apprendre à systématiquement chercher l’ura des événements ne peut que favoriser la perception de l’ura des techniques : ce n’est pas l’œil qui voit, mais le cerveau, et celui-ci possède cette faculté merveilleuse, une des clés du développement humain, de transférer une aptitude acquise dans un domaine à l’ensemble des activités de l’individu. 
Ajoutons ceci : ceci n’a rien, mais vraiment rien, à voir avec une vision conspirationniste de l’histoire, bien au contraire. Le conspirationnisme, est une forme de pensée magique qui refuse de voir les causalités fines des événements, les coïncidences aléatoires, la bêtise et les bourdes des acteurs de l’histoire, etc. pour attribuer tel ou tel fait aux agissements de quelque puissance occulte et maléfique (nous ne pouvons ici développer cette problématique, les lecteurs intéressés pourront se rapporter à l’ouvrage de E. E. Evans-Pritchard : « Sorcellerie, oracles et magie chez les Azandé  »). Mettre en avant le côté ura c’est mettre en lumière les déterminants sociaux, culturels mais aussi personnels  qui agissent « dans la salle des machines » de l’histoire. Et comme l’ura des techniques, le secret est, pour reprendre le titre du livre d’Ellis Amdur « Hidden in Plain Sight » (caché en pleine lumière, comme la lettre volée de la nouvelle d’Edgar Allan Poe : il suffit de ne pas la regarder pour la voir). Et ceci encore, un espoir plus qu’une certitude : qu’une fois dissipée la naïveté à l’égard des motivations des personnages qui peuplent notre récit (tous les shishi, shinsengumi, sōshi, tairiku ronin, pan-asiates etc.), la même lucidité s’applique aux faits et gestes, sur et hors les tatami, des personnages qui peuplent le monde des arts martiaux en général et de l’aïkidō en particulier. Dixi et salvavi animam meam.

Reprenons le fil de notre récit :
Quand, en 1917, Tōyama Mitsuru patronnait la fondation du Kokushikan (voir notre précédent numéro) il s’inscrivait, et on ne peut douter que ce fut consciemment, dans une tradition de création d’écoles destinées à former des cadres politiques, écoles dont l’enseignement alliait étude des classiques, orientation politique et arts martiaux. Que cette tradition fût encore vivace il y a peu, nous n’en voulons pour indice que la tentative, vite avortée il est vrai, de Sasaki Masando, 8e dan, Shihan du Hombu Dojo et prêtre shinto. C’est lui qui vint célébrer les rites de consécration du dojo Shumeikan à Bras, en août 1992. Il enseignait au Hombu le samedi matin jusqu’en 2007 et était connu  pour ses réflexions sexistes et racistes (source : expériences de l’auteur. Par exemple, à un pratiquant afro-américain qui parlait couramment le japonais : « Depuis quand les singes parlent-ils ? »). Membre de l’armée japonaise (les « Forces d’auto-défense »), il commence la pratique de l’aïkidō en 1955. Laissons-lui la parole :

« Qu’est-ce que le Japon? En un mot, c’est une nation, un corps politique, on pourrait dire une « tribu ».  Pas tant un pays enclos dans des frontières tangibles, mais plutôt un corps politique spirituel caractérisé par un fort lien familial et ethnique, une identité unifié, une continuité. Malheureusement (…) en ce moment ce même Japon est au bord de la ruine. Pensant que nous ne pouvions pas continuer dans ces conditions de décadence, j’ai décidé en 1962 de fonder une école d’espionnage.  (…) Je l’ai fondée en collaboration avec quelques anciens de l’école d’espionnage de Nakano et des personnes qui envisageaient une révision de la constitution. Nous partagions la crainte de voir le Japon finalement ruiné si nous le laissions poursuivre le cours qu’il suivait alors. J’avais la fonction de directeur principal, organisant l’académie et fournissant les fonds. Cependant nous avons dû tout fermer après la parution d’un article dans le magazine Time. (…) [Je travaillais alors pour les Forces japonaises d’auto-défense] mais j’ai dû démissionner à la suite de ces révélations. Mais c’est parce que j’avais été dans les forces armées que j’ai pris conscience d’un groupe « de l’ombre » qui, derrière la scène, manipulait et tirait les ficelles du monde. Ayant découvert cela je me suis mis pratiquement ruiné, dépensant des centaines de milliers de yen de mon propre argent pour financer la mise en place de l’académie. Mais il s’est alors trouvé que le secrétaire général du Parti libéral démocrate, Masayoshi Ohira, m’a demandé d’intervenir pour résoudre une grève et ainsi ma dette a été effacée. C’est la seule chose qui m’a sauvé de la banqueroute. 
(Interview de Sasaki Masando publiée dans l’Aikido Journal de Stanley Pranin,  no. 116 de 1999)

En plus du fantasme d’une sombre conspiration mondiale (on ne peut s’empêcher de penser au « Protocole des Sages de Sion », ce faux qui encore aujourd’hui alimente les délires antisémites), on retrouve ici un bon nombre de clichés idéologiques de l’ultranationalisme japonais (homogénéité raciale, exceptionnalisme, caractère spirituel de la nation – les thèses du Nihonjin-ron  –, menace  de décadence). Autre point commun avec Tōyama Mitsuru (et, nous le verrons plus tard, Shioda Gozo et le Yoshinkan, financés par Sasagawa Ryōchi, emprisonné pour crimes de guerre en 1945, qui une fois libéré a fait fortune en organisant les paris sur les courses de hors-bords) : le financement par les milieux d’affaire pour services rendus en tant que nervis briseurs de grève. Léo Tamaki, sur son blog , en 2007 :

« Sasaki Masando est un personnage de roman. Après la guerre il monte une école d’espionnage pour aider le Japon à se redresser. Découvert et dénoncé par le Time il doit quitter l’armée et court à la ruine. Il devient alors briseur de grèves et voit ses dettes effacées... Il pratiquera alors le marché noir pour survivre et vendra même des œuvres de littérature érotique. »
Pour refermer le cercle, après ses déboires avec l’école d’ « espionnage », il rencontre Nakamura Tempu, fondateur du Shinshin-tôitsu-do, l’autre maître de Tohei Kôichi et de Tada Hiroshi, et se met sous sa houlette. Nakamura Tempu (1876-1968) était un ancien de la Gen’yôsha et des services de renseignement de l’armée.
D’où vient cette tradition, on pourrait presque parler d’habitus au sens sociologique du terme, qui pousse des activistes nationalistes à se faire maîtres d’école ? On pourrait bien sûr évoquer « 文武両道 – bunbu ryodo », que l’on peut rendre comme « la double voie de l’écriture et du martial », l’idéal supposé des samouraïs. Certes, mais allons plus loin.
Tout d’abord, un bref rappel historique. Sous les Tokugawa (en gros du début du 17e siècle jusqu’à la fin des années 1860), le Japon était divisé en han, domaines ou seigneuries largement autonomes pour ce


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