Le jeu du bestiaire en Aïkido


Olivier Gaurin à Japon

Parfois en Aïkido je m’amuse. C’est bon de s’amuser sérieusement. Ce n’est d’ailleurs pas une contradiction. C’est juste le contraire de « se prendre au sérieux ». On me le reproche parfois. Mais en ce sens ludique de l’entraînement, et depuis quelques années, je me suis amusé à classer mes partenaires. C’est une sorte de jeu. Au Japon c’est plus facile à faire. Parce qu’au Japon, du moins à l’Aïkikaï, on s’entraîne avec le même partenaire pendant une heure d’affilée. Donc cela veut dire qu’on peut changer de partenaire, oui, mais à chaque cours seulement. C’est la vieille façon de l’Aïkikaï. Et c’est un bonheur, cette méthode, quand on sait ce que cela signifie au niveau profondeur d’entraînement. Mais passons. C’est aussi un choix. Par contre, ce qui est intéressant dans ce système pédagogique, c’est que le cours commence invariablement par une invitation, partagée ou non, entre les pratiquants présents (des fois même à l’avance, ce qui est de plus en plus courant). Autrefois, les « nouveaux », ou disons : « les moins anciens », se précipitaient vers les Senpaï, ou les plus forts, les plus terribles, pour les inviter. C’était un peu la règle pour les jeunes qui voulaient vraiment apprendre. Cela entraînait ipso facto une responsabilité pour ce requérant : ne pas se plaindre ensuite, pendant l’entraînement, ne pas faillir, ne pas s’arrêter en cours de route, et tenir, tenir coûte que coûte, faire bosser l’ancien, essayer de le faire transpirer. Et une autre responsabilité, cette fois pour le Senpaï qui acceptait : prendre en charge au mieux de son expérience cette volonté de bien vouloir, travailler « à sa façon à lui », mais sans « détruire » l’entrain à « bosser » du petit jeune.
Bon, ça continue comme ça aujourd’hui. Mais les rôles ont été inversés : les plus jeunes qui veulent apprendre ne vont plus vers les plus forts. Tant pis. Bref, on se salue, on décide de travailler une heure ensemble. Et là, qu’est-ce qui se passe ? En quelques instants une évaluation réciproque se fait. Cette évaluation est nécessaire, c’est ce qu’on appelle le De-Aï en art martiaux : le choc commun, la sortie de soi simultanée. On veut savoir deux-trois choses importantes sur ce qui risque de se passer, un peu comme en musique pour les membres d’un orchestre qui vient de se former pour un boeuf : avec qui va-t-on jouer finalement, quoi, avec quels instruments, et comment va-t-on jouer ensemble ? C’est d’ailleurs sur le tapis comme en France, en Allemagne ou ailleurs à chaque changement de partenaire. Mais la différence, ici c’est qu’on sait qu’il va falloir tenir avec le même pratiquant ou la même pratiquante, pendant une heure sans interruption. Une heure, c’est long, très long parfois ! Et c’est là que mon jeu intervient. En fait il y a plusieurs façons de démarrer un entraînement comme celui-là : mais en gros, c’est toujours sur le premier mouvement effectué que la cadence, le ton du cours va s’organiser. C’est là, vraiment en quelques instants, que se jaugent les joueurs de l’orchestre. Donc, on commence, ou on laisse commencer l’autre. Premier choix. En général et par tradition, c’est le plus ancien qui commence. C’est à lui de donner « le LA ». Mais, ici il s’agit du jeu : alors, dans ce cas, je laisse toujours commencer l’autre. Je ne donne pas le ton. Au contraire je m’adapte au sien. Il veut jouer en DO ? Je joue en DO. Il veut jouer en FA ? Je joue en FA. Tout cela se comprend très vite et comme en général je suis le plus ancien, cela ne présente pas beaucoup de difficultés pour moi : je connais un peu tous les registres en Aïkido, beaucoup en Daityo-ryu, beaucoup en arts martiaux, et je laisse faire. Mais je laisse faire surtout parce que cela fait partie du plan de mon « jeu ». En effet, ce que je cherche, c’est plutôt à savoir son registre à lui. Et mon jeu dans ce cas comporte exactement douze registres. Or ce chiffre de “douze”, c’est un peu un effet du hasard, je le reconnais. C’est un choix ici aussi tout à fait arbitraire. Puisque j’ai choisi le panel des douze signes du zodiaque chinois pour monter mes registres possibles d’Aïkido.
Il y a donc pour moi, je dis bien dans le cadre de ce jeu, douze types d’animaux qui font douze type d’’Aïkido différents. Et je me plais à savoir rapidement, le plus rapidement possible bien sûr, lequel de ces douze modèles animaux est celui de l’Aïkido de mon partenaire.
Ça paraît facile mais ça ne l’est pas. C’est même un jeu assez difficile à réussir, tant ces animaux-là, surtout certains comme le singe, ou le serpent, ou le chat, savent cacher leur vraie nature, ou la transformer en fonction de mes réactions ou de mes mouvements. Eux aussi, ils composent « en fonction de … ». Ils composent ainsi leur nature. Ils savent compenser aussi leur compréhension des mouvements Aïki en fonction de leur partenaire. Et donc encore une fois leur nature. Ce qui rend l’opération beaucoup plus difficile.
Donc, effectivement ce jeu débute dans les premières secondes. Mais surtout il continue bien au-delà. Car passés ces premiers mouvements où se dessine une personnalité animale chez autrui, vient le temps de jouer vraiment. D’abord il faut essayer de trouver des confirmations à son rôle démasqué. Il s’agit alors parfois de le brusquer un peu, de s’alourdir, ou de s’alléger au contraire, ou d’aller dans son sens, un autre, voire de le surprendre, tout cela pour découvrir ses réactions. Car c’est par leur intermédiaire que je peux voir si j’ai bien affaire comme partenaire à quelqu’un d’une tendance plutôt singe ou serpent, tigre ou chien, sanglier ou coq, chèvre ou chat, cheval ou rat, dragon ou boeuf. Eh oui : ça fait bien douze. Le panel est assez large, et parfois c’est très difficile de se faire une opinion. Donc, il y a des surprises. Mais en règle générale ce jeu est vraiment amusant et intéressant à la fois. C’est un jeu très profond. Car pendant toute l’heure passée ensemble je vois mon partenaire comme son animal totem. Rien d’autre : un homme ou une femme à tête de cheval, de chat, de coq ou de poule. C’est-à-dire que je fais comme si je faisais de l’Aïkido avec un singe à corps humain, ou un serpent bipattes, un tigre en Hakama, ou quelque animal de ce bestiaire fantastique (et sans dénigrement, bien au contraire). C’est-à-dire que j’adapte mon propre Aïki aux dangers surtout que représente éventuellement tel animal ou tel autre, sa façon de bouger, d’attaquer, de penser, de réagir, d’être pendant une heure d’efforts et de labeur. Reprenons ici leurs caractéristiques dans leur ordre de cycle :
Le rat est charmeur mais essaye de ne pas vous laisser le pouvoir. Il veut l’accaparer. Il essaye d’être économe de lui-même pourtant, et de son énergie, tout en restant toujours très nerveux. Il réfléchit beaucoup en pratiquant, et sans volonté réelle de nuire il cherche souvent à perturber son partenaire.


Enfin il aimerait bien montrer, si possible, à ce petit Homme que c’est lui qui commande. Alors lui, ce pratiquant (ou cette pratiquante), c’est celui ou celle qui veut diriger. C’est le sergent pointilleux de la caserne le plus souvent !
Le boeuf est entêté mais sincère. Il aime bien construire méticuleusement ce qu’il fait, malgré son manque d’ouverture à la technique. Il voit sans voir. Il est lourd et stable en Aïkido, un peu comme un Sumotori. Et comme ce dernier, il est à la fois innovateur et conservateur. C’est plaisant comme équilibre en Aïkido. C’est du sûr. Enfin, il aime bien « se frotter » à plus fort que lui. Ça le motive. Et vous aussi. Lui, c’est le genre à persévérer quoi qu’il arrive !
Le tigre, c’est autre chose : c’est un passionné, un orgueilleux de nature (il ne s’en aperçoit même pas). Il n’a jamais peur, ce n’est pas dans sa nature d’avoir peur. D’ailleurs il déteste obéir, même s’il exige pourtant d’une façon ou d’une autre… d’être obéi. Mais il est bienveillant dans sa mansuétude, et charmeur, ce qui le fait aimer. C’est un peu le bohémien flamenco de l’Aïkido, fier, indomptable : un conquistador, cela avec une classe superbe. Lui, « du haut de sa montagne », comme disaient les anciens : il surveille !
Le chat est très diplomate dans son Aïkido, un peu cachottier sur les bords, beaucoup même. Il n’aime pas que vous compreniez ce qu’il fait en Aïkido. Parce qu’il fait des choses « raffinées et sensibles », voyez-vous. Vous ne pourriez pas comprendre ! Il est « clean » pourtant, un peu pédant certes, mais « clean ». Il est très prudent d’ailleurs. Il ne prend jamais de risques, jamais. Il a une chance incroyable. Ce qui fait qu’on croit qu’il n’est pas toujours là, avec vous. Un tantinet dans les limbes, le chat. Parfois il fait un Aïkido un peu tordu, comme pour s’excuser d’être ambitieux sans le montrer. Lui, il préfère l’ombre des coulisses où il excelle !
Le dragon est puissant et psycho-rigide (« Un sourire, Monsieur ? »). C’est un battant qui se méfie de tous, et donc qui se méfie de vous. Il n’a jamais l’air content, même s’il paraît enthousiaste. Pour lui ça n’a rien à voir ! Il est vaillant, certes, mais il se vante en crachant du feu qui ne sert à rien, sinon à rôtir les pigeons en plein vol. En fait c’est un grand sentimental timide et volatile, rempli d’une force inépuisable. En plus il sait voler ! Lui, comprenez bien, que pourriez-vous lui faire : il préside au destin de l’Aïkido !
Le serpent mon ami est comme un serpent : il est d’une intuition diabolique. Il dissimule même cette intuition et son intelligence par sa nonchalance apparente. Il sait plaire en Aïkido. Il sait charmer lui aussi. Mais il est incroyablement feignant : bouger le fatigue (c’est peut-être pour ça que c’est mon préféré: c’est là, s’il y parvient, le summum de l’Aïki). C’est à cela qu’on le reconnaît d’ailleurs. « C’est un moine de trois jours », comme on dit au Japon. Il est certes clairvoyant mais trop présomptueux, trop exclusif. Et c’est comme ça qu’il se fait avoir. Parce que lui, c’est juste « je ressens », et rien d’autre. Ensuite, bah, il attend, mais le train ne passe pas toujours où il est.
Le cheval est totalement égoïste dans son Aïkido. Vous ne comptez pas pour lui si vous n’y mettez pas de suite un frein. C’est un animal assez indélicat en fait, rebelle et soupe au lait à la fois, angoissé au possible, récalcitrant. Quelle galère sur le tapis ! Sauf à le dresser avec poigne, sans le froisser, et dans une « bonne » direction. Et là, surprise, il fait des miracles : rapidité, élégance
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