Éloge du principe de réalité

Aikidojournal Interview

Dis, P’pa, comment il a fait le Monsieur ? J’ai entendu qu’un seul coup d’feu !
Question de rapidité, mon P’tit.

Dis, P’pa, tu crois qu’il y a au monde quelqu’un de plus rapide que lui ?
Plus rapide que lui ? … Personne !


Pourtant, et comme dans ce film de “Mon nom est Personne” (1973, d’Ennio Moricone), dans ces temps héroïques du Far–West, tout tireur considéré comme “rapide” savait forcément qu’il rencontrerait quelque part, pas loin, un jour, un tireur plus rapide que lui. Et il savait donc qu’il finirait lui aussi, malgré sa rapidité légendaire, un jour, avec une balle en plein cœur avant d’avoir pu tirer. À moins que le fameux Personne, comme Ulysse de l’Odyssée autrefois, ne soit plus malin que notre Jacques Beauregard du western spaghetti (Henry Fonda)… Mais ça, c’est une autre histoire…
Et c’est étonnant comme l’Aïkidoka ressemble à ce paradoxe du bon tireur du Far–West. En prenant “de la bouteille” en Aïkido en effet on endosse peu à peu cette conscience lucide du “bon tireur”. Et à condition de poursuivre l’entraînement, on sait bien qu’on pourra toujours trouver sur son chemin un meilleur tireur que soi, plus jeune peut-être, ou plus motivé, plus expérimenté ou plus doué, plus… “à propos”. On en vient donc à se demander quelle valeur on peut donner à sa propre pratique : “Finalement, oui : avec qui mes mouvements marchent-ils bien ?… avec qui marchent-ils plutôt mal ? Suis-je en phase avec ce que je crois, avec ce que je dis ? Jusqu’où ce que je crois “fonctionne” ? Jusqu’où et comment mon Ikkyo fonctionne ? Mon Shihonage ? Mes Tenkan ? Et mes immobilisations, immobilisent-elles vraiment ? Est-ce que je pose mes genoux à terre au bon moment à la fin de mon Nikyo… ? Et quel est ce bon moment ?
D’ailleurs, comme les tireurs experts du Far-West d’autrefois, les spadassins japonais parcouraient eux-mêmes les dojos des contrées, et les Ryu-ha du pays. Et ils défiaient ou étaient défiés par les Maîtres renommés (et leurs élèves) en chemin. Ils confrontaient ainsi leurs croyances, leurs croyances en leurs compétences et en leur “savoir”… au “principe de réalité”. Et la définition qu’en a donnée Freud reste sans doute la meilleure à ce jour : le principe de réalité, c’est “la capacité à prendre en compte – justement – les exigences du monde réel”. C’est ce principe de réalité qui fait contrepoids aux croyances. C’est lui qui apporte la connaissance du possible et de l’impossible (“du facile (yariyasui), et du difficile (kurushii)”, dirait-on en japonais).
Or que remarque-t-on de nos jours en Aïkido et ailleurs ? C’est que le principe de réalité s’est perdu en grande partie derrière des hallucinations collectives ou personnelles, fussent-elles jouissives (“Ahh, pulsions de plaisir, quand vous nous tenez !”). Et en même temps on remarque que, comme un boomerang qu’on aurait lancé au loin, ce principe de réalité revient peu à peu à nous en tournoyant, il tend à venir nous prendre à revers, nous rattraper dans nos sociétés occidentales devenues cotonneuses. Et tend à venir nous percuter, en retour de nos naïvetés ou de nos faiblesses.
Mais quoi ? Qu’est-ce que ce coup de boomerang nous montre ?… peut-être que l’Homme n’est pas encore sorti de sa préhistoire parce qu’il a un “smart phone” sans cesse en main, ou un soda qui fait des bulles à l’aspartame avec une paille de l’autre. Et c’est un choc pour lui de le comprendre.
Malheureusement, ce qui pourrait être pareillement une chance pour nous, pays nantis, nous percute avec une violence rétrograde, archaïque au niveau éthique et humain (par exemple avec ce qui se passe en Syrie, ou en Afrique actuellement). Et comme pour ce qui concerne le corps et la santé en général, le principe de réalité bouscule vite les illusions, les erreurs d’interprétations, ou même… ces valeurs humaines et naturelles qu’on ne défend plus par paresse, négligence, par refus, ou même par “oubli” (égalité, sélection naturelle, liberté, espérance de vie, justice, progrès, sécurité, homéostasie, fraternité, bien-être, nécessités, etc.).
Mais attention car en cela le principe de réalité, s’il est toujours salvateur et la corne de brume au vrai, n’apporte pas forcément “la vérité”. Il n’en est guère plus qu’une des facettes. “Mais alors, me direz-vous, le principe de réalité nous apporte quoi en fait?”.
Le principe de réalité apporte des points de jonctions entre les avancées de notre pensée et ce qui nous semble être la réalité. Et ces points de jonctions assurent le rôle de BUTOIRS à l’ignorance et au laisser-aller (ou à l’inverse à l’impatience). Surtout, ces points de jonctions assurent le rôle de butoir/refouloir “au dire ou au penser n’importe quoi”.
En Aïkido, c’est exactement la même chose : le principe de réalité par exemple ne donne pas (ou très rarement) les solutions aux problématiques rencontrées par les mouvements. Par contre il apporte un cadre “butoir” en quatre temps à ce qui semble possible ou non.


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