Traditions Japonaises

L'Aïkido et sa lumière


Olivier Gaurin – Tokyo

Alors qu’un jour je demandais à un ami aïkidoka : « Ça va ? », il m’a répondu par une moue, l’air plutôt désappointé : « Bah non, ça ne va pas… ! Tu sais Olivier, quand tout va mal, que seuls des « Non ! » répondent à tes demandes, et que la vie semble tout te refuser, quand on te tire sans cesse dans les pattes, que tu sens que tu ne peux plus avancer, et que tu tombes, et que tu tombes, et encore, et encore ; que tout est comme en négatif ; que tout le monde te lâche… qu’est-ce que tu peux dire, qu’est-ce que tu peux faire ? Tu peux aller bien, toi ? Regarde : toi qui me parles tout le temps de l’Aïkido comme d’un remède miracle, est-ce que tu crois donc que mon Aïkido peut m’aider à résoudre ça : ta banque qui te dit « non » ; ta femme qui te dit : « non » ; ton travail qui te dit : « non » ; l’administration qui te dit : « non » ; ton corps qui te dit : « non » ; la paix qui te dit : « non » ; etc., etc., etc. ? Allons ! Allons ! ».
Moi qui ai vécu Fukushima de près, de très près, j’avoue que je suis un peu tombé des nues. Car, très vite dans mon esprit, cette question un peu complexe qu’il me posait m’avait soudain projeté le film d’un sombre tunnel devant les yeux. Mais j’ai revu cette sorte de lumière loin derrière, la lumière de l’Aïkido qui s’éclairait. Et je me suis dit plutôt : « Oui, cette lumière, cette lumière-là, c’est la vie cette lumière ! ».
Reprenons les choses à leur début : Qu’attendons-nous de la vie ? Personnellement je ne crois pas que ni la richesse, ni la célébrité, ou ni même le succès soient des critères de réussite personnelle dans la vie. « Richesse, célébrité et succès » sont juste des critères de réussites « fantasmatiques » de l’Homme. Ce sont des formes de modélisations de nos fantasmes sociaux (fantasmes stéréotypés : pouvoir, domination, être aimé, ego, puissance, liberté, jouissance, etc.). Et ces formes de fantasmes partent très largement au-delà de ce que nous sommes réellement.
Sauf malhonnêteté, ou petits arrangement entre soi et soi qui « manque tellement qu’il veut tellement », « richesse, célébrité et succès » sont des effets aléatoires et presque « extérieurs » à soi. Parce que « richesse, célébrité et succès » sont mis en valeur par « autrui » si l’on y réfléchit bien : ils sont mis en valeur par des gens, un « public », qui ne participent pas à leur création en général. Ces stéréotypes sociaux du « succès » sont mis en valeur par des « spectateurs consommateurs » souvent, eux, anonymes, complices et victimes à la fois, qui vont venir applaudir ou acheter le modèle (ou croire l’acheter d’ailleurs). Ce qui ne signifie en rien, et dans l’absolu des connaissances possibles, la véritable valeur de la cause ou de l’effet applaudi ou acheté. Et ces zélateurs, ceux qui applaudissent ou achètent, sont des membres d’une catégorie ou d’un ensemble social (groupusculaire, associatif, institutionnel, régional, national, mondial) qui ovationnent parce qu’eux-mêmes trouvent de la jouissance dans le modèle proposé ou son utilisation. Mais la personne concernée, si elle peut jouir elle aussi et effectivement à titre pratique de cette ovation par les autres, je ne pense pas que ce soit ipso facto dans un schéma de « réussite personnelle ». Cela a souvent peu à voir !
On confond ainsi le plus souvent « jouissance » et « réussite sociale ». Or si « la richesse, la célébrité et le succès » étaient des gages de bonheur, cela se saurait. Il suffit d’écouter un peu les interviews de célébrité en dehors des contextes médiatiques officiels ou de leurs discours de « spécialiste de ceci ou cela », à cru, ou même découvrir leurs déboires de vie incroyables, presque misérables, l’incroyable pauvreté de leurs affects aussi, ou souvent la pauvreté de leur vie intellectuelle, celle de leurs opinions, pour comprendre très vite que, malgré les apparences, ce n’est pas si formidable que ça.
Je ne dis pas ici non plus qu’il faille être « pauvre, inconnu et tout rater dans sa vie » pour être heureux. Non, pas du tout, ce que je veux dire, c’est que la « jouissance » et la « réussite » (sociale) ne sont pas deux mêmes objets. Parce que, d’abord, la jouissance n’a pas besoin de la réussite sociale pour pouvoir être, et ensuite parce que la réussite sociale n’implique pas forcément de la jouissance qui dure ou qui soit authentique pour nous (c’est le plus souvent des succédanés de jouissance, des substituts de jouissance !).
On pourrait dire ici qu’il faut différencier alors la « réussite sociale » de la « réussite personnelle ». Car si l’on se place dans le cas de la réussite personnelle, tout change de nos points de vue. Tout change, tout devient beaucoup plus simple et clair et nos priorités de vie changent alors, et nos formes d’appréciation de vos jouissances changent également. Car il y a ainsi une « richesse personnelle » à déterminer. Il y a une sorte de « célébrité personnelle » à découvrir. Et il y a aussi un « succès personnel » à trouver par soi et en soi-même, pour soi-même.
Ma réussite sociale en effet a besoin de l’approbation des autres pour exister, une approbation « artificielle à moi » dans la mesure où elle ne certifie qu’une chose : je deviens un peu par hasard le modèle fantasmatique de tous ces gens qui m’applaudissent et qui sont d’accord avec moi et qui m’achètent (ou achètent mes produits). Croire le contraire frôle la maladie mentale, puisque c’est de coïncidence des besoins dont il s’agit ici et non pas uniquement de talent. Je ne suis donc pas moi dans ce cas ni ce que j’ai fait. Je suis « ailleurs », dans leur imaginaire, et accessoirement (ce qui fait en général ma richesse), dans les fruits que je soustrais à « leur » jouissance imaginaire à utiliser ce que je représente comme « produit idéal » de jouissance. Ouf, c’est tordu mais c’est comme ça !
Et je crois que c’est très important de comprendre cette escroquerie du détournement de la jouissance, même au niveau de l’Aïkido par exemple : le Senseï « commun » est donc bien celui qui donne de la jouissance aux pratiquants qui le suivent. Mais cette jouissance est une jouissance par procuration, un modèle fantasmé de jouissance collective, pour celui-ci comme pour ses « élèves ». Tous jouissent donc, mais ni pour les bonnes raisons, ni pour eux-mêmes, puisque tous se projettent en quelque chose qu’ils ne sont pas (c’est un peu freudien mais l’un dans l’idée d’un modèle qui est sensé jouir, modèle pourtant et par essence non reproductibles (sauf son illusion encore ici) et non certifiable ; et les autres dans  le fantasme imaginaire du même modèle, non certifiable donc mais qui fait jouir par transfert imaginaire de sa supposée jouissance).
Mais voilà qu’un jour, « Badaboum », arrivent les problèmes. Qu’est-ce qui se passe ? En gros, la même chose, mais à l’envers. C’est-à-dire que soudain, comme le disait mon ami, tout s’écroule de la construction du « Oui, tout va bien ». Et alors, si je vivais dans l’extérieur de moi effectivement c’est un « big problem » puisque je ne suis plus en rien maître de mon « jardin » (ce que je croyais pourtant). Elle m’a dépassé, ma vie, elle vit sans moi, me laissant avec des problèmes insolubles puisque je n’en suis plus maître non plus !
C’est quoi, « vivre à l’extérieur de moi-même » ? Cela signifie que je ne réponds pas à mes propres demandes ou mes propres besoins, autrement que par du virtuel « qui me fait croire que… ». Toute ma vie devient un conditionnel, un simulacre, ou un ailleurs, un mythe, un rêve (… ou un cauchemar, au choix). J’étais mon propre mythe ! Mais cela ne change rien au propos fondamental de ma vie justement, au propos fondamental qui m’a vu naître ici et maintenant. Parce que finalement « de quoi avons-nous besoin réellement, au niveau personnel, pour jouir de la vie ? ».
En tant qu’êtres sociaux, nous avons besoin de reconnaissance. En tant qu’êtres biologiquement organisés, nous avons besoin de satisfaire à nos besoins élémentaires (fonctions vitales, échanges énergétiques, équilibre homéostasique). En tant qu’êtres affectifs, nous avons besoin de sécurité et d’amour. En tant qu’êtres cognitifs, nous avons besoins de matière culturelle réflexive. En tant qu’êtres individuels, nous avons besoin d’espace de vie. En tant que… Mais dites-moi donc, et sans parler ici de la différence femme/homme, est-ce ainsi qu’il y aurait plusieurs êtres en moi, en vous, en chacun d’entre nous ? Oui, très certainement. Et il y a aussi en nous tous des êtres bizarres, parfois des êtres psychologiquement troublés, ou même carrément des êtres à l’esprit profondément malsain ou malade. Comme il peut y avoir en nous des êtres spirituels, ou des êtres sages, ou des êtres profonds ou artistes ou lyriques, et talentueux pour ceci ou cela, compassionnels, etc.
Qui sait donc exactement qui il est, de quoi il est composé, et ce dont il a réellement besoin en chaque facette de son monde et du monde autour de lui pour mener à bien sa vie ? Car ce qui provoque en général nos malheurs ou nos bonheurs, ou ce que nous en croyons, c’est ce que nous voulons. Ce sont ces décisions, les nôtres, qui tentent de nous mener à (ou vers) ce que nous voulons. On peut alors reprendre la proposition à l’envers et se dire : « Si je suis heureux ou malheureux ou malade, n’est-ce pas à cause des décisions que j’ai prises pour tenter d’aller vers ce que je croyais vouloir ? ».
Il y a donc une double problématique : celle du « vouloir », d’une part ; et celle des « décisions », de l’autre. Ce que « je veux » est ce qui induit par convergences des effets, toujours, même en pensée. Or, ce « je veux » cache lui aussi tout un monde de contradictions, de « vouloir », certes, mais il cache également tout un monde de « non-vouloir » (souvent mêlés, ou en opposition, ou l’un cachant l’autre, ou l’un se faisant passer pour l’autre, etc.). Ce que l’on peut se dire, c’est que c’est cette double problématique « du vouloir et des décisions » qui induit mon futur, nos futurs, à titre individuel ou collectif, sans …


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