Peter Shapiro de Berne

À mon point de vue, dans le monde de l'aïkido, personne n'essaye vraiment de suivre le sens profond de l'enseignement d'O Sensei, et mon désir était d'en comprendre la raison.

Peter Shapiro au dojo de berne.
Peter Shapiro au dojo de berne.

Vous avez passé quelques années au Japon…

Vingt ans …Je suis arrivé en 1967. J'ai connu O Sensei pendant les dernières années de sa vie. En 1970, je suis devenu disciple de Hikitsuchi Sensei à Shingu. Entre 1969 et 1972, j'ai fait partie d'un petit groupe qui a étudié avec Saotome Sensei à Tokyo. Parce qu'à l'époque, à Tokyo, il était le seul qui était disposé à parler un tant soi peu de ses expériences avec O Sensei. Après sa mort, pendant deux ou trois ans, par respect pour son fils, il était mal vu de parler d'O Sensei. Dans le groupe des professeurs à Tokyo, à ma connaissance, Saotome Sensei était le seul à vouloir s'exprimer. Nous avons donc formé un petit groupe pour en parler, et nous entraîner aussi. Et c'est parce que nous avons fait ce groupe composé seulement d'étrangers que Saotome a décidé d'aller aux Etats-Unis. Il a pensé que les gens y seraient plus ouverts à son enseignement.

Quand je suis allé voir Maître Hikitsuchi, pour moi c'était très bien parce que j'ai senti une sorte de vibration, de résonance, qui ressemblait beaucoup à celle du Hombu du vivant d'O Sensei. Ils avaient été longtemps en relation. Avec moi il y avait aussi Mary Heiny, qui maintenant enseigne aux Etats Unis, et qui est devenue une disciple très proche de Hikitsuchi. Elle lui a amené de nombreux pratiquants.

Je suis resté longtemps avec Hikitsuchi Sensei, mais il y a eu un moment où je n'ai pas été d'accord avec certains aspects de l'entraînement avec Hikitsuchi. C'était autour de l'utilisation de ki no nagare pendant la pratique. Hikitsuchi disait qu'il fallait beaucoup étudier le ki no nagare pendant l'entraînement, mais dans les situations concrètes ou les démonstrations, on bouge d'une façon plus directe sans suivre tous les changements de ki no nagare, et le mouvement est percutant et plus rectiligne . En étudiant les mouvements de O Senseï d'après les vidéos au ralenti, j'ai vu que le mouvement restait ondulatoire et qu'il y avait le ki no nagare. A vitesse normale on dirait que c'est rectiligne, mais ce n'est pas le cas. J'ai compris que c'était une erreur de la part de Hikitsuchi. Il y avait donc un désaccord entre nous, et j'ai rompu un peu les relations très proches que nous avions depuis vingt ans. Malgré cela je me considère quand même toujours comme son élève et j'ai conservé beaucoup de bons souvenirs.

Au Japon, j'étais ami avec M. Itsuo Tsuda, qui a enseigné l'aïkido et le Seitaï en Europe pendant longtemps. Il m'a présenté à Me Noguchi, le fondateur du Seitaï. Et Me Noguchi m'a donné un certificat d'enseignant de Seitaï. J'avais beaucoup d'élèves parmi les étrangers qui pratiquaient à Tokyo. La plupart étaient français. J'étais lié avec le groupe autour de Frank Noël, Gérard Blaise, Bernard Bleyer, Jean-François Perrin. J'étais dans ce groupe et ils ont tous pratiqués le Seitaï avec moi. Quand j'ai décidé de quitter le Japon, je suis allé à Toulouse où il y avait le dojo de Bernard Bleyer et Joël Chemin. Je faisais un petit entraînement le matin dans ce dojo.

Je suis resté à Toulouse cinq ou six ans, puis je suis venu ici, en Suisse, parce qu'il y avait un dojo à Berne qui m'a invité à devenir leur professeur, et je suis resté ici jusqu'à ce jour. Personnellement, j'ai ressenti qu'à la mort d'O Sensei quelque chose a manqué à Tokyo, c'est ce qui m'a fait chercher quelqu'un que finalement j'ai trouvé en la personne de Hikitsuchi Sensei. Pour continuer à étudier dans un certain sens, dans le fil direct d'O Sensei.

À mon point de vue, dans le monde de l'aïkido, personne n'essaye vraiment de suivre le sens profond de l'enseignement d'O Sensei, et mon désir était d'en comprendre la raison. Par exemple : Okumura Sensei, qui avait été avec O Sensei depuis avant la guerre, - qui était 8e dan et donnait le cours pour débutants au Hombu Dojo – a écrit un article dans le journal de Stanley Pranin dans lequel il a écrit : « Parmi nous, les professeurs, personne ne pouvait aller là où O Sensei était allé. Nous préférions rester à un certain niveau. Nous ne voulions pas suivre O Sensei jusqu'au bout». Pour moi c'est la question: que veut dire «suivre O Sensei jusqu'au bout» ? Il y a beaucoup de réponses…
Par exemple : quand il se passait quelque chose sur un plan que l'on peut appeler surnaturel, ou spirituel, O Sensei disait : « N'en parlez-pas». Même à l'époque O Sensei sentait que le lien de l'aïkido avec les questions et les expériences «spirituelles» était quand même… un peu comme ça.


L'aï de l'aïkido, est-ce pour vous plutôt l'harmonie ou plutôt l'amour ?

Ce n'est pas si simple. O Sensei a pu dire que l'aïkido était la voie de l'harmonie « wago no michi» . Mais il a dit aussi que le caractère «bu» implique quelque chose de beaucoup plus profond que le mot « martial », que l'aïkido est amour.
Il n'a pas dit simplement l'amour mais « daï aï» : ce n'est pas l'amour personnel, mais l'amour qui soutient tout l'univers.

On dit « harmonie», mais si on regarde le caractère «go» , c'est le même que «aï», et «wa» a aussi le sens de cercle. Quand dans les langues occidentales nous disons harmonie, on pense à un instrument, à un accord musical, mais en unifier quand on pense au cercle donne une autre idée du sens du mouvement. En mathématiques le grand cercle sur une sphère est la distance la plus courte entre deux points.

C'est là qu'il faut commencer sa recherche en tant que pratiquant d'aïkido.

On dit art martial… martial, ce n'est pas bon, mais au moins martial a un certain sens, mais en allemand on dit Kampfkunst, c'est encore pire !

Hikitsushi a souvent mentionné que O Sensei disait, et j'ai aussi souvenir que O Sensei a parlé de ça, que bien avant l'époque des guerres civiles au Japon, qui a commencé avec la guerre des Heike et des Genji et qui a continué jusqu'à ce que Ieiasu Tokugawa unifie le Japon, il était reconnu que «bu» était amour. Si «bu» veut ire amour, art martial n'a aucun sens. Ça veut dire qu'il y a quelque chose de beaucoup plus profond qui se passe dans la pratique que simplement étudier un art martial. Etudier un art martial n'a rien à voir avec l'aïkido. O Sensei disait que l'aïkido était une voie d'unité, d'unification, d'unité avec le divin, avec l'Esprit de Dieu.
Il n'y a aucun mal à pratiquer un sport ou un art martial. Quand je pense à Pelé, par exemple, il était magnifique. Je connais des pratiquants de cao daï (un art martial vietnamien) qui peuvent marcher sur les murs comme nous marchons sur le sol. Ce n'est pas dire que l'art martial soit mauvais. Mais l'aïkido, le vrai bu, c'est quelque chose d'autre.
La façon de s'entraîner et le sens de sa propre recherche doivent aller dans cette direction. O Sensei et Hikitsushi Sensei ont souvent souligné que le budo, ce n'est pas la technique. Pour O Sensei l'aïkido est le vrai budo.

Pour moi il y avait certaines histoires avec O Sensei qui étaient très simples et qui m'ont ouvert la voie vers l'aïkido. Par exemple j'avais un ami qui s'appelait Yamada, élève d'O Sensei pendant 10 ans, qui m'a raconté une histoire : un jour il était juste devant le Hombu Dojo. O Sensei est sorti, en colère, et le prenant par le bras, lui a dit : «Yamada San, Yamada San, l'aïkido, c'est quelque chose de grand ! Mais là au Hombu, tout ce qu'ils font c'est petit !»

Et Anno Sensei m'a dit une fois une chose que O Sensei lui avait dite : que dans le monde il y a des tatsujin (ça veut dire grand maître) d'aïkido qui n'ont jamais entendu parler d'aïkido ou de budo, mais parmi les pratiquants il n'y en a pas beaucoup qui comprennent même un petit peu.

Pour moi j'essaye de chercher une pratique qui soit en accord avec les souhaits de O Sensei.
O Sensei a dit que le but de l'aïkido était de transformer ce monde d'enfer en paradis. Il faut se demander ce que cela veut dire dans la pratique. L'enfer n'est que la projection de nous-mêmes sur le monde, là est le sens du mot ego. Ce qui nous est offert ici est la possibilité de nous transformer sur un niveau très profond. Quand on peut considérer ukemi ou la personne qui attaque comme une partie séparée de nous-mêmes, grâce à la technique nous pouvons nous réunifier avec cette partie. Le sentiment de séparation vient de notre jugement, c'est comme cela que travaille l'ego, le jugement crée la dualité.

O Sensei a dit : «L'Aïkido ne décrit pas ce qui nous apparaît en termes de bien ou mal. Avec l'Aïkido toute chose est vue comme dans un état de développement vers l'accomplissement de l'univers».

Toutes ces questions, qui peuvent sembler abstraites, ont un effet sur nous et notre façon de nous entraîner…
J'ai fait une liste des choses de base qu'il faut étudier. Ce sont des choses directement liées à l'enseignement d'O Sensei et de Hikitsuchi Sensei.
Par exemple, O Sensei a dit que tous les mouvements étaient comme une grande vague. Qu'est-ce que ça veut dire ? Dans un de ses poèmes il a dit : «Samuhara no O Unabara»
«Samuhara» est une sorte de champ qui est lié avec le vide où toute chose peut apparaître ou se manifester, un peu comme dans un miroir. «O Unabara» est le champ des grandes vagues.
Quand on parle de vague en aïkido, cela veut dire quelque chose ! … Pour moi, si la vague ne se manifeste pas, ce n'est pas de l'aïkido. Quand cette vague se manifeste dans la pratique on entre souvent dans une autre dimension. Dans ce sens j'ai proposé à deux de mes élèves de commencer à étudier aussi le chamanisme.
Juste après la mort de O Sensei, j'ai eu une vision dans laquelle il m'a emmené dans un champ lumineux où j'ai reconnu des symboles et des divinités Shintô.

O Sensei a dit que quand on faisait un mouvement d'aïkido, ce mouvement allait se passer dans les trois dimensions : «shinkaï, yukaï et genkaï». «Shinkaï» est la dimension de la lumière pure, le divin ; «yukaï» est le monde astral, le monde des morts et «genkaï» est le monde de tous les jours.

À partir de là, j'ai demandé à ces élèves de faire «tenchi nage» et d'entrer en même temps dans le monde souterrain et le monde du ciel chamanique. Ils l'ont fait, et c'était magnifique, au même moment leur champ énergétique s'est agrandi ils sont devenus très lumineux. C'est une façon d'aller dans la direction d'O Sensei. Je comprends combien il était difficile pour les pratiquants, du temps de O Sensei, de le suivre jusqu'au bout.

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