Philippe Gouttard

Quand j’ai commencé l’aïkido, c’était pour devenir champion olympique, je ne savais pas qu’il n’y avait pas de compétition.

Philippe pendant  l'entrevue
Philippe pendant l'entrevue

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PG : Moi, ce que je veux, c’est que les élèves soient libres. En aïkido, les professeurs disent trop « il faut faire ça, ça et ça ». Mais les élèves ne peuvent pas faire ce que fait le professeur, ce n’est pas possible. Moi, je fais de l’aïkido depuis quarante ans, les gens qui pratiquent depuis dix ans ne peuvent pas le faire. Ils le feront plus tard, mais pas aujourd’hui. Donc je les laisse faire ce qu’ils veulent. Et puis si de temps en temps des jeunes veulent s’amuser à faire un peu de combat au sol, il faut qu’ils s’expriment ! En aïkido, on est toujours dans la retenue, alors de temps en temps, un peu de sol, un peu de karaté… ils font ce qu’ils veulent. La seule chose que je leur demande, c’est de respecter l’autre. C’est de ne pas le blesser, c’est que les deux puissent s’amuser. S’il n’y en a qu’un sur les deux qui s’amuse, ce n’est pas juste. Mais si les deux décident de s’amuser un peu, pourquoi pas ? De même, de temps en temps, je leur dis : « si jamais vous voulez vous bloquer, vous tester un peu, faites-le. Mais il faut que les deux partenaires soient d’accord ». Ce n’est pas un qui fait, et l’autre qui est en train de souffrir. Mais si les deux sont d’accord, du même niveau, du même âge, du même sexe… pourquoi pas un peu de bagarre, cela ne fait pas de mal …

AJ : Mais si tu fais le go no geiko, c’est bien, d’un autre côté, parce que tu arrives très vite aux limites.

PG : bien sûr. C’est facile, en aïkido, de bloquer. Il suffit de dire non. Ce n’est même pas dangereux, en aïkido, il n’y a jamais de grosse blessure, il n’y a pas d’ambulance. Dans tous les autres sports, il y a des médecins, des ambulances, c’est rare qu’en aïkido, il y en ait un qui parte à l’hôpital, quand même. Une clavicule, un poignet un peu tordu… ce n’est pas une jambe cassée au foot, ce n’est pas Schumacher… le ski, c’est plus dangereux, la formule 1, c’est plus dangereux. L’aïkido, on ne peut pas dire que ce soit très dangereux.
Quand j’ai commencé l’aïkido, c’était pour devenir champion olympique, je ne savais pas qu’il n’y avait pas de compétition. Après, bon … je suis resté. Mais je voulais être champion du monde, c’est-à-dire que – comme tout le monde – je voulais être le meilleur du monde. Et puis je me suis vite rendu compte que « le meilleur », ça n’existait pas en aïkido. On est meilleur « avec quelqu’un », on s’entraine « avec quelqu’un ». En sport, on fait « contre ».
En aïkido, c’est ce que j’ai voulu développer : tous les élèves que j’ai envie de former, ce sont des gens qui peuvent bouger avec tout le monde. Qu’ils soient d’une fédération ou d’une autre, d’un professeur ou d’un autre, cela n’a aucune importance. Je ne sais pas ce que ça veut dire, être de la « bonne fédération » ou de la « mauvaise fédération ». Pour moi, les fédérations, cela ne devrait plus exister. Tout le monde fait des fédérations pour la liberté. Mais qui empêche un élève d’aller voir un autre professeur ? L’élève est bien libre de le faire ! Moi je suis fier que mes élèves, quand je fais un stage, aillent voir d’autres professeurs librement. Et quand ils reviennent, je ne leur fais pas la gueule, je ne les engueule pas, je les laisse libres. Ils sont libres comme moi j’ai été libre d’aller voir monsieur Yamagushi, monsieur Tissier…. Comment peuvent-ils me dire de ne pas y aller ? C’est cela, l’aïkido ; pour moi, c’est une école qui donne de la technique, donc de la liberté. C’est comme les enfants : si votre enfant, à 18 ans, ne peut pas sortir tout seul dans la rue, c’est que quelque chose ne va pas. Si à 35 ans il est encore à la maison, c’est que l’éducation n’a pas été bien faite.
Voilà ce que je veux. Je veux que les élèves partent, bougent… qu’ils puissent s’exprimer.

Et ce que m’a appris l’aïkido, c’est que même si on s’entraîne beaucoup, on n’aura peut-être pas la récompense. Je ne sais pas si un jour je serai 7ème dan. Alors… mais cela ne me dérange pas du tout, c’est bien, c’est comme ça. C’est comme l’équipe de France de foot : il n’y a que onze places, tout le monde ne peut être dans l’équipe de France. Il y a des grands footballeurs qui n’ont pas eu leur place. Et il y a eu des gens, en Allemagne, comme Beckenbauer, comme Müller … Mais c’étaient des grands footballeurs aussi. Pour moi, ce n’est pas parce qu’on passe à la télévision ou qu’on fait des grands stages qu’on est le meilleur. C’est l’occasion… Notre problème en Europe, c’est que tout le monde veut faire sa fédération pour être le numéro un. Tous mes élèves me disent « Philippe, tu devrais faire ta fédération », et je leur dis : « pour quoi faire ? Qu’est-ce qu’on va faire de plus que les autres ? On va se réunir pour dire quoi ? Qu’on est les meilleurs ? C’est idiot, il vaut mieux qu’on ne fasse pas de fédération, mais moi je vous donne la possibilité d’aller dans toutes les fédérations. Allez faire tous les stages que vous voulez. Quand je ne suis pas à Grenoble, faites ce que vous voulez à Grenoble ».
Ils peuvent aller où ils veulent, cela ne me dérange pas. Donner de la liberté. Tout l’aïkido que j’aimerais enseigner, c’est un aïkido qui donne de la liberté. Nikyo, ce n’est pas forcément comme ça. C’est comme ça, comme ça, comme ça… C’est comme le thé : aujourd’hui on boit un Earl grey, et demain ce sera un thé à la menthe, ou un thé au citron … cela s’appelle du thé …

AJ : Ou une infusion (rire) …

PG : Voilà ! Mais c’est ça que je veux enlever de l’aïkido. C’est un peu ce que je regrette dans toutes nos fédérations, c’est que la nôtre est bonne, et à côté, ils sont nuls. Cela, je ne le veux pas. A côté, ils sont comme nous, différemment.
La première fois que je suis allé faire un stage en Allemagne, c’était en 1970, chez maître Asaï, les gens de ma famille me disaient : « mais pourquoi tu vas en Allemagne, ils ne sont pas gentils, les Allemands ; ils ont fait la guerre ». J’ai répondu : « ceux qui font de l’aïkido maintenant, la guerre, ils ne l’ont pas faite ».
Et c’est ce que je dis aux élèves, maintenant : « allez voir les autres professeurs, c’est vous qui allez mettre fin à la guerre entre les enseignants ». Les élèves ne se font pas la guerre, ce sont les professeurs.
Donc si les élèves vont voir d’autres enseignants, ma foi … cela va s’estomper.

Quand les professeurs parlent comme ça, je passe, je ne veux plus en entendre parler. Moi je suis très proche de monsieur Tissier, même si mon corps ne peut plus faire ce qu’il fait, parce que je n’ai plus le même physique … Mais je suis très près de lui, comme j’étais près de maître Yamagushi.
Moi j’aime beaucoup m’entrainer ; cela fait quarante ans que je vais à Tokyo, j’aime beaucoup y faire mon petit séjour annuel, je vais m’y entraîner …

AJ : Chez qui ? A l’Aïkikaï ?

PG : Oui, maintenant je vais seulement à l’Aïkikaï. Avant, je suivais les professeurs, maintenant je suis un peu vieux. Je veux bien avoir des relations humaines avec les professeurs de haut rang, mais je ne veux plus courir de dojo en dojo … Je l’ai fait, maintenant c’est fini. Je pense qu’en aïkido, un des plus gros défauts, aussi, c’est de ne pas laisser la place aux jeunes. La chose dont le suis le plus fier, c’est d’avoir formé un élève, qui s’appelle Luc Mathevet. Je lui ai mis sa ceinture blanche, il y a trente ou trente-cinq ans, il est 6ème dan comme moi, maintenant. Il est DTR de la région Rhône-Alpes. J’ai été DTR, je l’ai formé, je lui ai laissé la place, et j’espère, vraiment, sans jalousie, qu’il sera 7ème dan avant moi, un jour. Comme ça, l’élève a dépassé le maître. En technique, c’est différent, je parle du grade, comme à l’école. Les professeurs qui sont en médecine maintenant ont plus de connaissances que leurs maîtres avant. C’est tout, et je ne suis pas jaloux de cela. Sur le tapis, Luc sait parfaitement ce que je vaux, comme je sais parfaitement ce qu’il fait, et je suis très content que quand il enseigne, il enseigne des choses opposées à ce que j’enseigne moi. Sa vision, sa façon de faire, son ressenti se sont développés de façon différente. S’il faisait comme moi, ce serait dramatique, parce que cela voudrait dire qu’il n’a pas eu de liberté. Je veux sa liberté.
Fais ce que tu veux, mais fais-le bien !
Pour moi, c’est cela, l’aïkido. On commence comme ça, et plus ça va, et plus on ouvre la vision. C’est comme un artiste : un artiste, au début, un peintre, fait des gammes, des croquis, et puis après … Comme un musicien … do ré mi fa sol la si do, il le fait tous les jours, et puis après un peu de jazz, un peu de musique classique…. Il fait ce qu’il veut, il est libre. Et si après, il a la chance de passer à la télévision … Ou comme monsieur Tissier, quand il va à l’Elysée avec François Hollande … Moi je n’irai jamais à l’Elysée. Tant mieux pour Christian, je suis bien content. Tout le travail qu’il a fait doit être mis en valeur. Nous, nous n’irons pas à l’Elysée, nous avons fait autre chose, c’est comme ça.
Tout le monde ne peut pas aller à l’Elysée, tout le monde ne peut pas avoir le titre de Shihan : monsieur Bénézi, monsieur Franck Noël, monsieur Palmier, ont le titre de shihan. Nous, nous ne l’aurons peut-être pas. C’est comme ça.
Je pense qu’il y a des moments, des situations qui font que. Pour mon travail, à moi – j’aurais pu aller à Paris, j’aurais pu aller à Lyon – ma sensibilité, c’est d’aller dans les petites villes, là où vont peu de gens. J’ai enseigné en Lozère, au Vigan, je vais à Sète – je descends une fois par mois à Sète pour vingt personnes. Je suis content …


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